Concordia University

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AUTOUR DE SISYPHE

par Annie Lafleur

Walking the wild mountain in a storm I saw the great trees throw their arms.
Anne Carson, Gnosticism VI.

La mémoire du graveur est un lieu en mouvance où vient s’inscrire le processus chimique des idées. Le graveur doit travailler à rebours pour recomposer le schéma de l’œuvre. Voilà que les distances entre le concept à clore et l’ouvrage final sont sans cesse parcourues. Les surfaces deviennent une éternelle réverbération de l’idée initiale où l’artiste vient masser les encres et presser les papiers. Ses gestes répétitifs enrôlés dans un seul et même effort le distinguent dans ses décisions esthétiques comme autant de cycles à maintenir. Les mains contre la matière à pétrir, sans répit sous les rouages des presses, c’est le labeur de Sisyphe qui roule sa masse rocheuse et la relâche à quelques pas du sommet. Entre l’engourdissement des gestes et la lucidité la plus pure d’un mouvement vital, le caillou produit du sens qui refuse la finitude en se tournant vers la régénérescence des idées. C’est l’artiste et son imaginaire, tous deux à repousser les frontières. Lorsque la roche se détache des mains de Sisyphe, l’acte créateur s’enclenche loin du labeur pour s’infiltrer dans les coulisses de l’existence. Sisyphe est humain en voulant ressaisir son destin, il l’est également en esquivant l’absurdité des gestes pour se libérer de ses contraintes physiques. C’est au cœur de cette lutte que s’exprime la condition humaine, entre le ravissement et le drame de l’œuvre.

Sisyphe est le héros de la mythologie grecque qui aurait défié la Mort et confronté les dieux par amour de la Vie. Pour cela, il est contraint à rouler un rocher vers le sommet d’une montagne, dont il refuse le zénith, laissant la pierre retomber derrière lui. Ici, l’artiste expose la question sous tous ses angles. Qu’advient-il de l’être humain qui s’acharne sur une œuvre tandis que la vie est au-dehors, en train de se produire sans soi? Qu’en est-il de l’œuvre délaissée tandis que la vie s’anime sans effort ni transcendance? L’acte créateur est un ressort qui tire l’artiste loin de sa mort, comme Sisyphe laisse succomber la masse à la gravitation. L’artiste et Sisyphe célèbrent la vie en ayant une conscience aiguë de la mort, objet à la fois fui et pétri.

C’est à ce moment que le maître imprimeur intervient dans la dureté de ce paysage, comme l’interprète et le balancier de l’œuvre vers un état idéal. L’artiste et son collaborateur engagent un ordre dialogique par lequel il y aurait prolongement de l’ouvrage vers une poétique de la création. Dans ce papier loge donc une double conscience dont l’œuvre tire sa substance. L’intention de l’artiste et la main habile du complice se tissent pour évoquer la richesse du discours, puis la convergence avec l’autre. Or, ce tiers fait défaut à Sisyphe qui creuse en lui le domaine esseulé de sa réflexion. La passation des actes s’engorge sur la route tracée pour lui, par les dieux. Mais là où règne le héros s’enflamme véritablement l’homme qui se libère de la fatalité en dévalant la colline, où le sentiment d’une nouvelle amorce est encore possible. D’un même élan, le graveur bascule dans l’espace de création entre la distance imposée par les étapes de production et la contiguïté de ses actions au creux de la matière. Tous mouvements le plongent incessamment plus près de son but. Notre héros est dès lors l’artiste et l’interprète de sa vie bien que son pouvoir créateur est asymptotique. Sisyphe est l’idée immuable de la création.

Les sujets réunis ici évoquent les réverbérations du soi autant que les doutes et la violence du démiurge. L’œuvre de Barbara Steinman intitulée Traces in Red (2003) incarne directement ce rapport au mythe de Sisyphe en paraphrasant la dernière ligne du texte de Camus « One must imagine Sisyphus happy » (il faut imaginer Sisyphe heureux). La tranche du livre en escalier, comme tachée de sang, manifeste toute l’humanité du geste répétitif de Sisyphe et renvoie, par le fait même, à celui du graveur. Elle illustre l’unique versant usé de la montagne, décliné en 86 feuilles prêtes à symboliser le renoncement de l’escalade jusqu’au sommet, qui en totaliserait 100. Cette œuvre fait culminer le sens tragique du destin de Sisyphe et du créateur en resituant l’acte au centre des préoccupations existentielles et artistiques.

Sisyphe est heureux, parce qu’il est le gardien d’un savoir exclusif, scindé en deux versants : d’un côté, il y a la chute du sens et du monde, de l’autre il y a l’ascension du soi et du non-sens. En gravissant un seul flanc, Sisyphe chute déjà en lui-même. L’œuvre de Betty Goodwin rejoint cette dichotomie par le fracas sanglant du corps dédoublé (A Burst of  Bloody Air, 2003) autant que par la plongée de ce corps dans l’inconnu, où l’os, tout près, devient l’allégorie de la mort (Escape, 2003). Il semble que le châtiment des dieux convienne à une partie des désirs de Sisyphe, de sorte qu’il devient immortel : il refusait la mort, le voilà plongé dans un désert. Cette hamada, l’artiste l’improvise dans sa solitude. Il le questionne, le trappe, le burine, puis claque la porte. Le graveur risque tout sur sa plaque ou sa pierre. Il risque de perdre l’œuvre qu’il a créée en l’engloutissant dans l’acide, en l’exposant trop longuement à la lumière ou en la rayant profondément. Or l’œuvre est toujours insuffisante. Le principe de l’édition même sous-tend le désir du semblable, l’écueil entre le geste unique et son dédoublement. 




Ann Carson, Gnosticisms, 2004


Chez Anne Carson, notamment, la délicatesse des encres et la transparence des papiers restituent une douceur à l’artillerie lourde de la gravure, comme quoi l’atelier demeure poreux. Le gnosticisme évoqué par le titre poursuit ce savoir absolu chez Sisyphe. La gnose est en lui comme une révélation suprême qui engloutit le rocher, disparu « entre la nuit » (R. Racine). Les poèmes colligés dans ce livre d’art sont peuplés de créatures happées par la noirceur, ravivées à la lueur rougie des citadelles, où le soi est bu. Le soi comme du « butter » (beurre) glisse au creux d’une phase initiatique entre la connaissance et l’épuisement. Sisyphe enjambe son âme au flanc de la montagne où il tente de reconquérir une humanité dans ce soir immémorial.



Betty Goodwin, A Burst of Bloody Air, 2003


Le rocher compte pour une masse du même savoir se déclinant et obéissant à l’acte créateur. Sisyphe a les mains brûlées sur sa pierre infernale qui, une fois délaissée, lui fait don d’un corps douloureux dans un monde stérile. L’artiste, pour sa part, recherche un sens à son œuvre alors que la vie brûle au-dehors; il demande à faire pénétrer le feu dans son atelier. Cette heure où la pierre redescend sans Sisyphe est une respiration, écrit Camus, une heure de pleine conscience où il est supérieur à son destin, à son rocher . Ce dernier attise la création tandis que l’artiste s’enflamme à l’ouvrage, tous deux conscients de l’immuabilité des formes.

Dans cette tourmente, le vautour de Rober Racine engloutit sa chair nue sous l’aile énorme. Il cherche à crever la tête des hommes de son bec humide. À crâne rouge ou fantomatique, ce rapace se tient droit sur les troncs calcinés, indifférent à la proie facile qui poindra inéluctablement comme un relief morbide. Le vautour est ce rocher qui durcit sous le soleil et s’empare de l’horizon, mort insistante dans la tanière des dieux. Il n’y a pas de soleil sans ombre et il faut connaître la nuit , poursuit Camus. Nuit monumentale dans l’herbe tenace, où les fleurs métamorphosent discrètement le monde et la catastrophe du quotidien en beauté granuleuse (Geneviève Cadieux, Métis, 2004). Dans cette nuit au visage anonyme l’on retient un œil en éclosion, révélation secrète au creux d’un regard solitaire. Et une fleur sous l’écorce des paupières, puisqu’il faut imaginer Sisyphe heureux.



Rober Racine, Sans la nuit, 2003

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 163.

Ibid, p. 165.

 Les Éditions Stingers
Fondées par les codirectrices Judy Garfin et Cheryl Kolak Dudek, les Éditions Stingers publient des estampes d’art et constituent un cursus au sein du programme Print Media de l’Université Concordia. Des maîtres imprimeurs sont invités à enseigner la gravure et à collaborer à la production d’estampes originales. Plusieurs maîtres imprimeurs ont participé au programme dont Chris Armijo, Matthew Letzelter et Mikael Petraccia, assurant l’enseignement de cours de gravure aux étudiants au baccalauréat et à la maîtrise, ainsi que le mentorat aux étudiants impliqués dans la collaboration entre artiste et imprimeur. Cette exposition constitue la première représentation publique des archives des Éditions Stingers.

Les Éditions Stingers ont publié les estampes originales des lauréats et lauréates du prix du Gouverneur Général tels que Betty Goodwin, Barbara Steinman et Roland Poulin ainsi que la récipiendaire du prix de la Fondation MacArthur, Anne Carson. Plusieurs autres projets d’artistes sont proposés, dont les œuvres gravées de Geneviève Cadieux, Janet Werner, David Elliott, Ed Pien, Rober Racine et Pierre Dorion. Une série de monotypes de François Morelli illustre par ailleurs un des projets récents de la maison. Plus d’une vingtaine d’images ont été publiées, dont le corpus est représenté par l’entremise des galeries suivantes: Galerie René Blouin, Galerie Joyce Yahouda et Galerie Pierre-François Ouellette à Montréal, Peter Kuhn Gallery à Calgary, Olga Korper Gallery et Robert Birch Gallery à Toronto ainsi que Tracey Lawrence Gallery à Vancouver.

REMERCIEMENTS
Le dépliant a été publié grâce à la généreuse contribution de Diane et Salvatore Guerrera et de leur famille. Nous remercions les établissements suivants pour leur participation à l’exposition : à Montréal, la Galerie René Blouin, la Galerie Joyce Yahouda, la Galerie Pierre-François Ouellette et la Galerie d’art Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia; à Calgary, la Paul Kuhn Gallery; à Toronto, la Olga Korper Gallery et la Robert Birch Gallery; à Vancouver, la Tracey Lawrence Gallery.
Nous tenons à remercier le doyen Christopher Jackson pour sa vision et son appui au programme des maîtres-imprimeurs. Merci également à la doyenne Catherine Wild pour son indéfectible soutien.  Nous sommes très reconnaissants envers M. René Blouin pour son enthousiasme et sa collaboration. Les conseils d’expert de ce connaisseur des arts averti nous ont été d’une grande utilité.


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